UNE NUIT AU REFUGE.
Il était fort tard lorsque nous arrivâmes au refuge du CAMPANA du CLOUTOU. La nuit avait posé son voile depuis longtemps et ce n’est que grâce à notre parfaite connaissance des lieux que nous pûmes enfin franchir la porte de la bâtisse. Il y avait déjà beaucoup de monde dans la pièce centrale lorsque nous y apportâmes notre bouffée d’air glacial.
Une soirée dans un refuge est toujours un spectacle admirable à contempler. Dans une pénombre incertaine, se meuvent d’étranges silhouettes bizarrement accoutrées. Tout ruisselle d’eau et le sol est couvert de neige sale et fondante. Les tables bancales croulent sous des sacs de victuailles, des cordes et des mousquetons. On ne peut que rester béat d’admiration devant l’organisation des montagnards qui logent tant de choses dans des sacs si petits. Au centre de la salle se déroule un étrange spectacle. Autour d’un petit cercle s’agglutinent des êtres calmes et silencieux. Ils semblent prier ou protéger quelque chose. Au-dessus d’eux pendent des gants, des guêtres, des chemises et de longues lanières noires qu’ils appellent peaux de phoque. Tout cela accroché à des clous, des fils et autres becquets divers. Au centre de ce cercle, l’objet de tant de vénération est là : c’est une petite flamme pétillante et vacillante, c’est le foyer. Magie du feu qui attire les doigts gelés et remonte le moral des plus exténués. Au-dessus flotte un petit nuage odorant : c’est un très subtil mélange d’odeurs de sueur, de poils mouillés et de fumée de bois. Parfois même s’y ajoute un bon fumet de viande grillée. Ce sont des côtes d’agneaux qui grésillent sur quelques barres de fer posées à même la braise. Tout autour, en rangs serrés, des gamelles noires, sales et bosselées se réchauffent. Elles transforment en eau la neige hâtivement recueillie sur le toit du refuge. Sur les tables où ronronnent aussi quelques réchauds à gaz, des bougies emmanchées à de vieilles bouteilles, dispensent une maigre lumière. Elles n’éclairent que des visages graves de personnages dévorant la bonne soupe chaude hâtivement préparée mais bien plus appréciée que la bisque d’un honnête restaurant. Parfois quelques lourds jurons viennent ponctuer la chute d’un récipient bancal, mal posé sur un réchaud branlant. A l’entrée de la salle, vêtements, skis et lanières dégèlent et s’assouplissent. Lorsque l’heure s’avance, quand les appétits se calment, le cercle s’épaissit autour de l’âtre. C’est un divin et merveilleux moment. Chacun se laisse aller à une douce somnolence. On voudrait accumuler le plus possible de chaleur pour la nuit. On y va d’une chanson, d’une petite histoire et surtout d’un récit de course passée. Lorsque la flamme se meurt, que la réserve de bois laborieusement portée jusqu’ici s’épuise, le cercle diminue.
Doucement la vie quitte la salle à manger. Il y a les plus malins qui ont déjà pris possession des meilleures places du dortoir, et les autres qui savent qu’il y aura toujours une couche pour s’allonger. C’est un concert de grognements et de rouspétances. Les minuscules faisceaux des lampes frontales se croisent en dessinant d’étranges ballets de lumière. Les bons gros duvets ou les fines et poussiéreuses couvertures se déroulent et s’étalent sur les durs bat-flanc. Les tricots roulés en grosses boules deviennent de douillets oreillers. Une à une les lampes s’éteignent. Longtemps encore vont s’entendre chamailleries pour un « cul » trop encombrant et rires étouffés. Difficilement, comme à regret, le silence va s’imposer. La sérénité retombe sur ce coin de montagne un instant troublé. Dans cette petite cabane perdue au milieu des neiges, le sommeil de la nature va aussi pénétrer. Dans cette blanche immensité, ce toit fragile abrite pour une courte nuit quelques fous venus là chercher la solitude partagée en quelques heures de liberté.
Le froid s’installe doucement, sournoisement. Le givre refleurit sur les minuscules vitres des fenêtres, irisant la lumière glaciale de la pleine lune. Les vêtements et les lanières reprennent leur rigidité. Dehors, règne un impressionnant silence. Dans le grand cirque blanc dominé par la merveilleuse ligne des crêtes, tout s’est figé dans un décor irréel. La trace des skis s’est rigidifiée en de longues ornières qui filent là-bas vers le lointain, vers la vallée, la civilisation, le confort et les soucis. Même le vent si impétueux dans la journée a gelé son souffle dans cette froidure.
Au refuge, une petite braise rougeoyante lutte contre ce froid envahissant. Et puis, elle aussi, vaincue, disparaît jusqu’à demain. Dans le dortoir, à la douce chaleur des corps emmitouflés, démarre l’horrible concert des ronflements.
Ces soirées inconfortables, où l’on mangeait et dormait mal, mais où l’amitié et la simplicité étaient reines, c’était autrefois, au temps où les capteurs solaires et les néons n’avaient pas leur place en montagne. Maintenant, il faut des douches, des chambres individuelles, presque des draps. L’individualisme a remplacé la chaude ambiance des soirées d‘antan. Nous n’y pouvons rien. Il faut s’adapter ou s’arrêter.
H G